Intelligence, connerie, j’ai mémorisé.

.. Il n’y a qu’un pas, ou plusieurs, chère Muguette, j’en conviens volontiers. Cependant, votre appel aux lumières des psychologues sur la notion de bêtise m’a tout de suite fait penser au texte de René Zazzo, intitulé « Qu’est-ce que la connerie, madame ? », paru dans l’ouvrage Où en est la psychologie de l’enfant ? (Denoël Gonthier, 1983), classique incontournable pour tout psychologue du développement qui s’interroge sur sa discipline. Voici ce que Zazzo nous raconte :

« Le feu allait passer au rouge. Je m’engageai sur la chaussée de la rue Gay-Lussac en courant. Une jeune femme à lunettes me héla. Moment d’hésitation. Il s’en fallut de peu que je ne me fasse renverser par une voiture. Je m’en souviendrai : c’était le Jour des morts.

Excusez-moi, me dit la dame. Mais c’est une chance pour moi de vous rencontrer. Je suis assistante à l’université de […]. Mes étudiants m’ont posé une question qui m’a déroutée : Qu’est-ce que l’intelligence ? Qu’auriez-vous répondu à ma place ?

Ce serait très long à dire. Mais d’abord une autre question, madame : qu’est-ce que la connerie ?

Vous êtes grossier, monsieur. Qu’est-ce qui vous permet cette impertinence ?

Je ne voulais pas vous offenser. Et ma question est pertinente. En inversant, apparemment, la question de vos étudiants, mon but est de faire éclater la notion d’intelligence, trop globale, en somme d’élever le débat…

Je ne vois pas comment.

Vous admettez qu’on peut à la fois être con et intelligent ? Les deux mots ne sont pas du même registre. Quand on dit de quelqu’un qu’il est intelligent, on fait référence, d’habitude, à ses capacités d’abstraction, à la logique de ses raisonnements… Ce qui n’exclut pas la connerie. Alors, si le contraire de la connerie, ce n’est pas la logique, l’intelligence académique, qu’est-ce que c’est ?

Je commence à saisir. Vous voulez dire sans doute qu’il y a plusieurs façons d’être intelligent. Mais avez-vous une réponse à votre propre question ?

Un début de réponse, oui. J’ai entrepris jadis une recherche sur la connerie. Les premiers résultats étaient très encourageants. Et puis les volontaires pour constituer la population d’expérience, c’est pas ça qui manque. C’est le temps qui m’a fait défaut. Alors j’ai espéré qu’un de mes étudiants s’emparerait de mon idée, de mon projet. Un beau sujet de thèse ! Eh bien non ! Ma proposition les mettait mal à l’aise… Le sujet manquait de respectabilité… Et la notion en question, ils la voyaient mal comme un objet de science. Il y a comme ça un tas d’objets qui courent les rues et que les psychologues laissent filer.

Ça commence à m’intéresser. Je me suis préoccupée jusqu’à maintenant du processus de résolution des problèmes. Vous voyez… le cognitivisme. Passer du cognitivisme à la « c… », ça m’ouvrirait des horizons. Vous accepteriez de diriger ma thèse là-dessus ?

Je ne suis pas certain qu’un tel sujet vous convienne… Il y a un recul à prendre. Et puis vous savez que je suis à la retraite. Mon espérance de vie est limitée. Mieux vaut prendre quelqu’un qui ait le temps de survivre à votre travail : ça risque d’être long.

Vous êtes déjà à la retraite ? Ça m’étonne…

Pourquoi, ça n’y paraît pas ?

… Non… et puis j’étais sûre que vous étiez encore en activité, et puis vous avez traversé la rue avec tant de vélocité.

C’était une fuite en avant. Et d’ailleurs tout le monde a l’air plus jeune que son âge, c’est bien connu.

Oui, on dit ça.

Mais pourquoi la question de vos étudiants vous a-t-elle perturbée ?

Parce que je venais de lire dans Le Monde-Dimanche l’interview du professeur Changeux, où il disait que l’intelligence n’est pas un mot scientifique.

Alors, en fin de compte, qu’avez-vous répondu à vos étudiants ?

Je leur ai donné plusieurs réponses. Je leur ai d’abord dit que l’intelligence, c’est la faculté d’adaptation.

On n’est pas beaucoup plus avancé. La notion d’adaptation est aussi vague que la notion d’intelligence.

Oui, alors je leur ai proposé aussi la définition attribuée à Binet : l’intelligence, c’est ce que mesurent mes tests.

Qu’est-ce qu’ils ont dit, vos étudiants ?

Ils ont rigolé.

Et ça s’est terminé là ?

Non, je leur ai conseillé de vous lire.

De me lire ? Mais quoi exactement.

Votre manuel qui est vraiment excellent. Votre Psychologie est notre ouvrage de base, notre bible.

Mais cet ouvrage n’est pas de moi ! Il est de Maurice Reuchlin…

Ah ! vous n’êtes pas Maurice Reuchlin ?

Non, je ne suis pas Maurice Reuchlin, pas du tout…

Nouveau choc pour cette pauvre dame. Elle me prie de l’excuser. Je lui dis qu’il n’y a pas de quoi. Elle reste comme pétrifiée à la station du 38 où nous sommes parvenus. Mon autobus arrive. Je ne sais plus si je lui ai dit mon nom en la quittant. »

Plus loin, Zazzo évoque en effet l’enquête qu’il a menée dans les années 1950 sur la connerie, dans une période où étaient discutées les notions d’intelligence, de débilité, d’arriération, etc. Enquête par questionnaire dans laquelle il soumettait à des psychologues, psychiatres, médecins, une liste de 120 noms (dont ils faisaient aussi partie) et leur demandait de « cocher d’une croix le nom d’une personne qu’ils considéraient comme c… ». Entre autres résultats, nous dit Zazzo, « aucun nom n’était exempt de croix. En bref, chacun de nous est le con de quelqu’un. Moi-même aussi, bien entendu, mais comme j’ai promis le top-secret, je ne donnerai pas mon score ». Outre la dimension psychosociale de la connerie (« on est con par le regard de l’autre »), Zazzo met en avant l’humour, comme dimension à l’œuvre dans l’étude de l’intelligence et de la connerie.

« En conclusion partielle, et parce que les mots tendent à se définir mieux par leurs oppositions, je me risque à dire que la connerie est à la débilité ce que l’humour est à l’intelligence. Et du même coup, une double asymétrie apparaît : comme je l’ai déjà insinué, tout débile est con, mais non l’inverse. J’ajoute : on peut faire preuve d’intelligence sans avoir d’humour, mais l’humour implique l’intelligence, la logique, du fait qu’elle en est la dérision, la subversion. Enfin, c’est mon hypothèse… »

 

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